Vulnérabilités cachées et pandémie: doctorants et masterants étrangers à Paris
Hidden vulnerabilities and the pandemic: foreign Doctoral and Masters students in Paris
Alfonsina Bellio
École Pratique des Hautes Études /PSL - GSRL - Paris
The Covid 19 pandemic has reintroduced death into the everyday life in a sudden way. It is still early to know whether memory effects will manifest themselves in the long term. How did a community such as a group of students in Paris, mostly foreigners, react and function in the face of the pandemic? This ethnographic experience is positioned at the frontiers of participant observation. It is an observant participation, which analyses the notions of “vulnerability” and “fragility” from the specific ethnographic milieu of studies in migration contexts, the displacement of young people, mostly from privileged backgrounds.
Keywords: pandemic, migration, construction of memory, reflexivity, vulnerability.
27 mai 2020 «Je ne sais pas si les frontières vont rouvrir et si je pourrai aller au Portugal, je pense attendre mi-septembre ou octobre pour faire mon terrain là-bas. Je profite de ce courriel pour vous remercier de votre générosité, les cours étaient passionnants et c’était toujours avec plaisir que je vous retrouvais si élégante malgré le confinement. Ce rendez-vous était très agréable dans ce contexte de fin du monde. Bien à vous».
27 mars 2020: «Ma nature optimiste me fait penser que ce sera bientôt possible à nouveau. Avec les changements nécessaires. J’ai rêvé d’un grand camélia blanc dans un bol en verre rempli d’eau. Je voulais l’enlever, mais j’ai compris qu’après tout il était bien, et Dumas fils était apparemment d’accord. Allons-nous nous reconnaître avec les voisins du bâtiment d’en face, dont j’ai découvert les visages et retracé les habitudes dans les rendez-vous du soir des applaudissements aux personnels sanitaires? Il est inutile de prétendre que cette période n’ait pas bouleversé nos âmes et de chercher la collection printemps-été 2020 sur Internet. Ce soir, j’ai rempli et vidé maints paniers électroniques de sandales rouges».
12 avril 2020: «Il se peut que je sois l’unique survivante d’une catastrophe qui a éradiqué les humains de la planète ou, peut-être, ils sont tous vivants, en train de danser sur les quais de Seine avec leurs enceintes portables, dans les milongas du dimanche après-midi ou des soirées d’été. Les cafés sont remplis, les terrasses pleines de fumée, les verres retentissent. Les miens sont en train de pleurer pour moi dans ce coin à 300 mètres environ au-dessus du niveau de la mer et 1958 kilomètres d’ici. Il se peut, tout simplement, que je sois morte et je ne m’en sois pars rendu compte.
Si dans cette obscurité sans la moindre lueur quelqu’un forçait la porte et entrait, comment réagirais-je? S’ils devaient venir me chercher pour m’emmener à l’hôpital, comment ferais-je? […] Cette nuit, mon imaginaire est résolument cinématographique et caravagesque.
Regarderai-je dehors avant d’essayer de dormir? Les passeurs d’âmes que j’interview1 disent qu’ils ne font pas beaucoup de passages ces jours-ci. Pourtant, des milliers de personnes meurent, des dizaines de milliers dans le monde. Sont-ils déjà passés? Le virus leur fait-il franchir le seuil directement? Ou bien atteindront-ils le bout de la ligne d’un seul coup et une cérémonie interreligieuse et interspirituelle sera-t-elle nécessaire afin que la Terre elle-même franchisse ce seuil? J’ai envie d’un chinotto2».
Comment pourrait-on continuer à nier la mort, comment continuer à l’effacer, la voiler et à la refouler dans les coulisses d’un ailleurs qui ne nous concerne pas, pas directement, nous les alpha, les «occidentaux», accrochés à nos smartphones - sceptres et béquilles à la fois - nous, engourdis dans nos snaps, nos tweets, nos WhatsApp, nos Insta? Comment caricaturer encore la mort dans les séquences les plus sanglantes des films d’horreur de mauvaise qualité?
La première citation est issue d’un mail envoyé par une doctorante qui a suivi mes cours dispensés en distanciel le premier confinement durant, jusqu’à début juin 2020, tandis que le deux dernières citations sont issues des pages de mon journal intime du printemps 2020. La mort représente un arrière-plan inéluctable dans les émotions associées à la période pandémique: une danse continue entre le non-dit et la volonté de préserver une certaine «normalité» s’est produite lors de cette recherche, qui a eu un impact sur les interlocuteurs comme sur l’auteure. Cette réflexion tient compte d’une dimension discursive et de l’impact que le vécu évoqué et reparcouru pendant la recherche de terrain a eu en termes de véritable crise de la présence collective, comme nous le verrons, que chacun a dû affronter et élaborer selon ses propres stratégies.
Philippe Ariès [1977], Michel Vovelle [1983], ainsi que tout un ensemble de chercheurs: les sciences humaines et sociales nous ont montré la transformation progressive et radicale des sociétés contemporaines face aux questions ultimes. De la mort domestiquée du Moyen Âge et des civilisations paysannes et agropastorales, à la mort effacée, tabouisée et reléguée dans le cadre de la fiction de nos contemporanéités, un changement lent et continu s’est produit.
Robert Hertz en 1907 avait défini la mort tel un scandale, en tant qu’événement individuel qui compromet l’équilibre d’une communauté entière et nécessite toute une pléthore de pratiques ainsi qu’une ritualisation collective, afin que la société ne s’effondre pas. Geoffrey Gorer dans les années 1960 a parlé de pornographie de la mort, devenue le plus grand tabou social [Gorer 1995].
La mort aura progressivement disparu du langage même, avec toute une floraison d’euphémismes et de paraphrases, afin d’éviter d’en nommer l’angoissante vérité, qui pourtant nous attend toutes et tous, malgré nos délires d’immortalité chirurgicale ou chimique.
Aucune injection de botox, aucun sérum au venin de vipère, aucun complément à base d’oméga 3 ou de collagène ne nous protégera de l’inéluctabilité de la fin. Nos langages ont beau jouer à cache-cache avec les logiques de pouvoir sous-jacentes, Michel Foucault ne nous l’a-t-il pas déjà montré [Foucault 1976]? Dans le sillage d’Heidegger et de Foucault même, Giorgio Agamben enrichit la réflexion sur l’humain, le langage et la conscience de la mort, à partir de la césure aristotélicienne entre bios/zoé, logos/phoné, physis/nomos et son poids dans les structures philosophiques de la culture occidentale [Agamben 1991].
Mais qu’aura-t-elle fait une pandémie des années 2000 à cette éradication collective de la mort du quotidien et du politiquement correct? Qu’a-t-elle produit l’angoisse liée à un organisme extrêmement petit, qui pouvait même se cacher dans l’étuis de mouchoirs que nous n’arrêtions pas d’ouvrir devant les images de longs défilés de camions remplis de cercueils à Bergame et à Brescia?
La pandémie de Covid 19, en pleine ère numérique, a réintroduit la mort dans le quotidien de manière soudaine, violente et généralisée. Il ne s’agit pas néanmoins de la mort domestiquée médiévale, celle qui prévenait par des signes avant-coureurs en donnant le temps de dire adieu à ses proches, dans son propre lit. L’année 2020 aura, de quelque manière, marqué le passage d’une mort tabouisée et refoulée dans la fiction, à la mort omniprésente, invasive et ensauvagée, tel un spectre qui arpente le monde entier.
Pour la première fois depuis l’urbanisation massive, les centres du monde, les métropoles de la finance et du pouvoir décisionnel sont devenues les lieux à craindre et à fuir: une inversion abrupte de tout horizon de sens, de tout imaginaire post-industriel s’est produite, si nous considérons l’envergure et la portée philosophique de la notion d’industria3.
Les avancées en sciences humaines et sociales du XXème siècle, de l’histoire événementielle à la microhistoire, de l’anthropologie du prochain à la réflexivité, ainsi que toute ontologie de l’intersubjectivité s’appuyant sur la physique quantique, ne nous auront pas émancipés - et à jamais - des vagues de positivisme déterministe? Nous sommes parfois confrontés à l’émergence d’une nouvelle aspiration à un paradigme de l’éloignement et du regard presbyte, de la mesure et de la distance, voire de la neutralité herméneutique.
Faudrait-il évoquer Giambattista Vico et ses cycles historiques - corsi e ricorsi storici - dans La Science Nouvelle4?
Les événements qui nous ont fustigés depuis 2020 ne sont pas encore complètement digérés ni somatisés, il faudra du temps. Certains psychiatres, tel Serge Hefez [Hefez 2020], ont parlé d’un état de sidération collective. Un doctorant parmi celles et ceux que j’ai interviewés a employé, avec un gros soupir, l’expression «état de léthargie», qui l’a empêché d’avancer, et dans la rédaction de la thèse et dans tout le reste.
Notre vécu, notre imaginaire, notre sérénité ont été affectés et il est encore tôt pour savoir si des effets de mémoire vont se manifester dans la durée.
Une ethnographie de cette période qui en épurait les aspects réflexifs serait limitée, incomplète et incorrecte même.
L’enquête: participation observante
Sans vouloir nécessairement évoquer dans cet écrit les débats autour de la valeur de l’implication dans l’enquête5, et tout en gardant un positionnement ouvert, le moins possible partisan, dès que j’ai commencé à travailler sur l’expérience de la pandémie, je me suis rendu compte que les effets sont encore trop vifs et trop récents pour rater l’apport des composantes réflexives.
La valeur de témoignage est cruciale, même si pour l’instant elle pourrait sembler juste euristique. Une posture féconde permet à un chercheur de rendre témoignage sans pour autant glisser dans les volutes du solipsisme, ou, pire, dans les filets de l’autocélébration esthétisante.
Nous sommes toutes et tous des témoins de ces mois qui semblèrent une éternité, à tel point que, à la sortie de notre cage domestique, chacun reproduisait à l’infini le récit de son propre confinement. Les premières interactions, après le retour dans les rues, les lieux de travail, les écoles, les cafés, les plages, les salles de sport, etc., furent caractérisées par une urgence de raconter le vécu personnel et le ressenti pendant le renfermement obligatoire à large échelle.
L’impact individuel et collectif fut trop intense pour limiter l’analyse à un regard qui se prétendait éloigné et épuré de toute nuance émotionnelle.
La décision de travailler sur une petite communauté scientifique, celle des étudiants qui fréquentent mes cours, dont une grande partie est étrangère, est donc liée à des motivations méthodologiques ainsi qu’épistémologiques qui relèvent de l’importance du témoignage et du positionnement du chercheur dans l’enquête.
Comment une communauté, telle un groupe d’étudiants à Paris, étrangers pour la plupart, a-t-elle réagi et a fonctionné face à la pandémie? Quelle est la mémoire qu’ils en gardent et quels éléments ont émergé? D’un point de vue méthodologique, comment réaliser une enquête équilibrée sur un sujet qui m’a affectée personnellement - comme d’ailleurs une grande partie de la population mondiale - et en plus en interviewant mes propres étudiants? J’ai décidé de réaliser cette expérience ethnographique aux frontières de l’observation participante: la définition que je donnerai de ce parcours sera donc celle de participation observante [cfr. Seim 2021]. L’observation des détails, les souvenirs que j’en garde ou les notes que j’ai prises tout au long de mes cours et des interactions en distanciel et en présentiel ensuite, ont enrichi les interviews. Comment oublier, par exemple, un cours donné en salle au printemps 2022? Ce jour-là, j’étais en train de traiter les notions de vulnérabilité et de fragilité et les échanges nous avaient conduits à évoquer l’application des mesures sanitaires en France et dans les différents pays de provenance des étudiants. Au fil de la discussion, je me suis rendu compte que les étudiants, très attentifs, étaient en train de se passer les uns les autres le flacon de gel hydroalcoolique à disposition. Tout le monde, comme sous l’effet d’un réflexe conditionné, se désinfecta les mains, en continuant à discuter, comme si les corps étaient coupés de l’échange intellectuel. Des rires libératoires éclatèrent quand je fis remarquer à l’auditoire cette action collective en train de se produire.
Implication liée à une condition émotionnelle vécue et provoquée par la pandémie, participation à la communauté des enquêtés en tant que professeure, interviews, mails, échanges à l’écrit et à l’oral: ce sont des éléments qu’en théorisant m’ont conduit à la formulation de la notion de participation observante.
La recherche ethnographique proprement dite a débuté en mai 2022 et a visé à reconstruire le vécu de cette communauté d’étudiants, étrangers pour la plupart, à Paris, pendant une arche temporelle qui se concentre tout d’abord et surtout sur la première phase de la pandémie, celle du premier confinement, et ensuite s’élargit à quelques expériences qui s’étalent tout au long des expériences des confinements ainsi que du couvre-feu, entre mars 2020 et mars 2021. Les mesures actées par le gouvernement français ont prévu des périodes de confinements, ainsi que de moments de restrictions définis «couvre-feu»6. La méthode de l’entretien semi-directif a représenté la base méthodologique de départ, surtout pour les premières interviews aux interlocuteurs. Bientôt, je me suis rendue compte que le sujet spécifique et son impact émotif orientaient la discussion et les échanges vers un élargissement de la focale. Les étudiants ont montré un besoin de parler, de raconter, d’aller bien au-delà des questions principales, de s’interroger eux-mêmes su ce vécu encore trop lourd. Les entretiens ont pris parfois deux heures, voire beaucoup plus, devenant des moments de partage humain, les émotions surgissant impérieuses à plusieurs reprises. Cette ethnographie a souligné, s’il y en avait besoin, le caractère profond du partage dans les expériences de terrain.
«Homo sum, humani nihil a me alienum puto»7: la phrase clé qui scelle l’expression la plus élevée de l’humanitas de Terence, surgit dans notre pratique de terrain tel un repère, d’autant plus quand on travaille sur des sujets sensibles.
Ce travail sera de ce fait également un retour sur un vécu dont les récits ont sollicité tout un ensemble d’émotions partagées, qui n’aura pas besoin de formes de double écriture afin de «préserver» la légitimité de la prise de parole scientifique ni d’écritures à marges en langue maternelle ou cryptée. De l’ancre a bel et bien coulé après le tremblement de terre suivi à la parution posthume [cfr. Geertz 1986] du journal de Bronislaw Malinowsky [Malinowsky 1985], ce qui nous aura appris, peut-être, à bruler nos écrits les plus «intimes» ou à choisir nos conjoints selon des critères plus stricts ! L’affaire Malinowski a remis en question le paradigme de la séparation nette entre écriture et écrivain, entre science et auteur, l’impératif catégorique à la prise de distance qui se traduisit en une action continuelle de contention dans l’écriture des émotions et de tout élan vital même, ainsi qu’en une mise entre parenthèses de l’auteur [Bellio 2007, 150 et suiv.].
À partir de parcours différents, entre analyse littéraire et ethnographie, l’anthropologie des dernières décennies du XXème siècle nous a délestés de la rigueur prétendue d’une démarche de recherche aseptisée, ainsi que de la maîtrise de ses propres émotions en tant que médium unique de connaissance possible, en redonnant dignité aux…fantômes sciemment cachés de nos regards [cfr. Leiris 2008]8.
Une proximité peut se créer entre un professeur et ses propres étudiants, surtout dans des contextes sensibles et difficiles. Le fait même de garder la régularité des cours, de n’en rater aucun, de se retrouver en visioconférence aux horaires habituels, assume une grande signification, d’autant plus dans des moments qui remettent en question les notions habituelles du temps et de l’espace.
Les échanges autour du sujet «confinements et Covid19» ont montré un sentiment partagé de dilatation du temps opposée à une contraction de l’espace. Les souvenirs des journées passées dans le renfermement domestique restituent le cadre d’une temporalité fluide et élastique, qui semblait se dilater sans cesse, de journées et nuitées hors du temps, plus pensives qu’oisives, tandis que l’espace restreint du domestique devenait une sorte de cocon forcé, duquel personne ne voyait l’issue. En particulier si on a vécu les confinements dans des appartements de petite taille ou des studios, le domestique devenait à la fois cage et deuxième peau, prison sans barreaux et périmètre de protection de ce minuscule inconnu dévastateur.
Comment aborder en conséquence la pandémie et les pratiques discursives et de construction de la mémoire qui la définissent dans un groupe dont le chercheur est un élément clé, à savoir la professeure parmi ses étudiants?
Tout risque de représentation narcissique assumé, et avec une série réfléchie de précautions, l’intérêt que l’hypothèse de travail montrait déjà, concerne tant l’élément du témoignage que l’aspect documentaire de l’enquête, y compris cette spécificité des études en contextes de migration, les déplacements de jeunes provenant pour la plupart de milieux favorisés et motivés par un cursus de recherche à l’international.
Les enquêtés auxquels je proposais les entretiens ne correspondaient pas à des typologies d’informateurs habituels dans des études sur l’immigration.
Avant de concrétiser cette recherche, j’en ai parlé en salle de cours; la première réaction de l’auditoire fut encourageante. J’ai réalisé les entretiens après la restitution des notes, pour que les étudiants se sentent vraiment libres d’accepter ou de refuser. La plupart d’entre eux ont montré un intérêt réel à se faire interviewer; un véritable besoin de se raconter a ruisselé tout au long des échanges.
Cette ethnographie a été bien plus dépaysante que je ne l’imaginasse a priori et a produit de véritables moments de catharsis. Empathie: voici une possibilité dans nos activités qu’il faut prendre en compte en tant qu’anthropologues s’apprêtant à réaliser une enquête.
Dans la majorité des cas, les interviewés sont des étudiants en master ou doctorat entre 25 et 30 ans, avec un seul cas d’un quadragénaire. Ils proviennent de différents pays d’Europe, des États-Unis ou d’autres pays tels que les îles Fidji.
Les réponses ont d’abord et très clairement montré une ligne de séparation entre les ressortissants de la Communauté européenne et tous les autres. Malgré la condition «favorisée» d’étudiants dans un établissement supérieur de recherche, les non européens sont marqués par des problématiques d’obtention et surtout de maintien du titre de séjour qui affectent toute population immigrée.
Selon une constante méthodologique dans mes recherches, j’ai pris en considération dès le début l’articulation des échanges verbaux. L’importance du lexique et l’attention aux pratiques discursives, ainsi qu’à l’élément émique, constituent le fil rouge de ce parcours ethnographique. L’analyse des mots récurrents a permis de construire une sorte de carte sémiotique, spécifique au terrain en question, tout en éclairant des nœuds conceptuels qui constituent un repère de comparaison avec d’autres études sur les effets de la pandémie.
Le paysage lexical et conceptuel qui a pris forme renvoie d’une part au registre de la solitude et de la tristesse, de l’autre à des formes de résistance ainsi que de quête de socialité qui est cruciale et en jeune âge l’est encore plus. La saison de la vie caractérisée par les temps fréquents en groupe, et la petite «tribu» d’amis est un repère auquel les individus donnent beaucoup d’importance, a été confrontée à l’éloignement et à l’isolement.
À la fin de chaque interview, j’ai proposé aux étudiants de contribuer à une capsule du temps, à savoir, chacune et chacun a eu la possibilité de choisir trois mots à transmettre et à garder comme mémoire de la pandémie de Covid-19.
Ces mots-capsules ont délinéé les contours d’un paysage, nous offrant le regard sur la pandémie d’étudiants étrangers en France, à Paris dans le spécifique.
Concernant le registre linguistique de l’isolement et de la tristesse, il est important de souligner que les interviewés ont vécu le confinement loin de leur famille, seuls dans un petit studio, ou en colocation.
La mise en parole des émotions et des difficultés ressenties a montré une richesse d’images, dont certaines dessinent une situation de vulnérabilité avec l’efficacité de la photographie instantanée.
Je prendrai en exemple la prégnance de l’expression d’un doctorant extraeuropéen, qui a une histoire de grandes difficultés familiales derrière lui. Il est arrivé seul en France et peut y rester grâce à la générosité d’une famille qui le loge et avec laquelle il partage le quotidien. Dans l’entretien, il évoque la dissolution de sa famille d’origine qui s’est produite pendant ses années en France et qui a transformé toute sa vie. L’image que ce jeune homme nous transmet en tant que synthèse et possibilité de traduire en mémoire l’expérience du confinement et de la pandémie en général, est «un Noël sans joie»: il précise être hindouiste, cependant il n’oubliera pas le jour de Noël 2021, vécu dans sa famille du cœur française, sans fête, sans partage, bref, «sans Noël».
Précarité est l’autre mot récurrent, qui revient surtout chez les non européens, avec, par exemple, la crainte de perdre le titre de séjour à cause des restrictions sanitaires ou des situations qui empêcheraient de produire le travail de recherche.
Une autre forme de précarité, mais aussi d’inégalité qui est en général ressentie par les étudiants étrangers, et amplifiée par la pandémie, fut liée à la quête du logement. Un étudiant qui est arrivé en France des États-Unis tout juste avant l’explosion de l’épidémie nous décrit ses difficultés de la manière suivante:
C’était déjà très difficile de trouver un logement en tant qu’étranger, et particulièrement en tant qu’étudiant étranger. Puisqu’en étant étranger et étudiant il est difficile de correspondre à tout ce que les propriétaires vous demandent: des documents, des justificatifs, etc. La plupart des propriétaires, par exemple, exigent que vous fournissiez un garant français, ce qui est difficile si vous n’êtes pas français et si vous ne connaissez pas des Français aisés qui puissent garantir le payement du loyer.
Et donc c’était très difficile et j’ai dû tous les jours pendant deux semaines faire des visites, et chercher s’il y avait des colocations, dans lesquelles les colocataires étaient prêts à louer une chambre à quelqu’un, et c’est ce que j’ai fait. Le principe est de trouver des colocations pour esquiver le contrat avec le propriétaire. Ce sont des solutions au black, pas forcément légales. En même temps pour obtenir un compte bancaire, pour obtenir d’autres documents, les employeurs aussi veulent des justificatifs d’un loyer, ce qui est difficile si vous sous-louez une chambre. Il y a toujours ce paradoxe, qui a été rendu encore plus compliqué par la pandémie parce qu’il y avait plus de mesures de sécurité, de santé, des visites en visioconférence par exemple, qui rendaient encore plus compliqué le processus. Cet aspect est encore plus démoralisateur, car vous projetez une identité en ligne et vous espérez que les propriétaires apprécient ce que vous présentez: on a l’impression de ne pas avoir les pieds sur la terre , puisque tout est très distancié. C’est un vrai sentiment d’éloignement. La pandémie a ajouté un côté pas très inspirant à ce processus de recherche du logement et des visites par des locataires, déjà très compliqué en soi9.
Le malaise dû à l’isolement s’est accru à cause de l’éloignement des affects, la pensée souvent allait aux familles lointaines, sans aucune possibilité de prévoir la durée de la séparation. Certains témoignages ont évoqué l’impossibilité de programmer des périodes ensemble aux petits amis lointains, à cause de la fermeture des frontières.
La spécificité de la condition d’étudiants a émergé dans tous les récits en abordant la question de l’espace domestique, qui n’est pas partagé avec les membres de la famille ou les partenaires, mais le plus souvent avec des colocataires.
Parmi les mots-capsules qui nous décrivent la condition des étudiants étrangers en France, une expression est particulièrement intéressante: compression.
Tout d’abord, un premier mot pour moi ce serait la compression, qui de quelques manières décrit tous les sentiments, les émotions, les relations que j’ai eus avec mes amis qui étaient proches de moi, mes colocataires. Il me semblait que toutes les émotions qui circulaient dans ce petit cercle social que j’avais pendant le confinement, j’avais l’impression que tout était pur, tout était intense, beaucoup plus distillé que d’habitude, donc il y avait moins d’évasion, de relations et de rapports avec les gens. Tout était concentré, très intense, j’ai vécu des choses vertigineuses auxquelles je ne m’attendais pas à cause de la compression des gens dans des petits espaces.
Un autre mot-capsule courant dans l’enquête fut léthargie: les échanges évoquaient souvent l’inactivité, l’incapacité, malgré tout le temps à disposition, de bien travailler. Une jeune qui vient d’Athènes, par exemple, s’est retrouvée confinée dans un studio du Crous un mois à peine après son arrivée en France. C’était la première fois qu’elle quittait la maison de famille et cette situation abrupte l’a plongée dans un état qu’elle définit léthargique. Au lieu de travailler, elle avoue avoir passé beaucoup de temps dans l’inactivité, souvent sur Internet et dans les réseaux sociaux, à maintenir les liens amicaux et familiaux en forme numérique, en quête d’informations sur la situation générale, mais également de distractions et de détente.
Élément majeur ainsi que ressenti fort pour ces étudiants éloignés de leurs familles et isolés, c’était la quête de socialité. Les colocataires que parfois ils venaient de rencontrer devinrent rapidement un repère, le seul contact réel et possible avec d’autres personnes.
La quête de socialité a comporté des stratégies de résistance, qui dans certains cas bravaient les règles établies au fur et à mesure par le gouvernement. Quelques entretiens ont mentionné, par exemple, des fêtes interdites organisées en tout secret dans des résidences universitaires de la capitale.
Bien qu’en pleine conscience d’enfreindre un règlement gouvernemental, cet élément de résistance est relaté afin de souligner l’importance de la socialité et du besoin d’être entouré par des humains. Quelques sourires marquaient les entretiens. Nos étudiants étrangers n’auront pas échappé à des pratiques et des attitudes juvéniles qui furent soulignées à plusieurs reprises par les médias et très critiquées, en France comme ailleurs.
En émerge un aspect très débattu qui reste néanmoins vital: l’optimisme et l’insouciance même des jeunes. De fait, nos sociétés se composent en partie par de jeunes gens qui, malgré le partage continu d’un imaginaire de la terreur, gardent leur jeunesse d’esprit. Les jeunes, tout simplement, en principe ne croient pas à la mort. En écoutant toutes les astuces mises en place afin de se cacher pour participer à des fêtes interdites et ostracisées à cause du risque auquel ils exposaient tout le monde, les séniores surtout, je ne pouvais pourtant pas m’empêcher de penser à la nécessité d’une certaine insouciance juvénile pour toute société.
Jeunesse et insouciance: malgré les flèches enflammées médiatiques, ce binôme n’est pas une invention du temps de la pandémie de Covid-19 et des confinements qui en ont suivi, ni des semaines et mois de «couvre-feu» non plus.
Ne serait que pour évoquer l’imaginaire littéraire de longue durée dans lequel j’ai moi-même baigné dès mon adolescence, les doux bruits des basia que Catulle10 demandait à sa Lesbie en nombre croissant et illimité retentissent encore. Comme encore et toujours résonne l’invitation à estimer de la valeur d’un seul sou les rumeurs senum severiorum, de ces vieillards austères en dépit desquels les plaisirs des amoureux sont projetés vers l’infini.
Cette moquerie juvénile de la morosité sénescente résume un contraste générationnel atemporel, fondé sur la fugacité de la jeunesse. Aetas fugit, remémorait Horace à sa Leuconoé, avec des accents épicuriens marqués11. La Renaissance italienne lui fera écho, dans ce «Chi vuole esser lieto, sia: di doman non c’è certezza», le refrain qui semble se prolonger à l’infini de la Canzona di Bacco: la seule certitude, Laurent de Médicis nous le rappelle, est la fugacité de l’âge d’or et «Que soit heureux celui qui le veut»12.
Dans le sillage des récits oraux de longue durée, des exempla et des fabliaux, l’œuvre qui marque la transition vers le roman moderne débute dans une villa de Toscane, lieu idyllique choisi par un groupe de jeunes gens fuyant l’épidémie de peste qui ravageait l’Europe. La plume de Boccace entre autres, avec son Décaméron, donne une contribution majeure à la création de la langue italienne13.
J’ai passé de longs moments de solitude, c’était ma première expérience loin de la maison de mes parents, et dans une ville que je ne connaissais pas bien. Je me suis retrouvée confinée dans un studio des résidences estudiantines parisiennes, peu de temps après mon arrivée à Paris d’Athènes. J’avais eu le temps de connaitre quelques autres étudiants, mais au début j’étais vraiment seule, confrontée à moi-même, avec Internet, les réseaux sociaux et les séries comme unique compagnie. Je ne savais pas si j’allais tenir bon. Il m’arrivait parfois d’envisager de rentrer à la maison. Mais ensuite un petit groupe s’est créé. Les réseaux sociaux sont importants, WhatsApp et d’autres moyens peuvent vous aider beaucoup dans des circonstances de socialité réduite ou, comme dans mon cas, totalement absente. Quand j’ai reçu les premières invitations à des fêtes clandestines organisées dans la résidence, je n’ai pas hésité à répondre positivement. Oui, d’accord, je savais que c’était interdit, je savais que je risquais d’avoir des soucis d’une certaine importance dans ma convention de logement, et en même temps je ne pouvais pas m’empêcher le bonheur que ces moments représentaient, tels des espaces de suspension dans la fermeture obligée et la solitude. Et peut-être pour ces raisons, ces moments festifs l’étaient vraiment, encore plus amusants que d’habitude, par rapport aux fêtes que tout le monde connait en temps normaux. Le besoin de sortir, de voir d’autres jeunes, d’oublier le renfermement, étaient plus forts de toute interdiction, et j’y allais avec un esprit de défi presque, cette aventure qui rends les choses plus savoureuse. À notre âge, d’ailleurs, il faut vivre!
Renfermement, solitude et interdiction de la socialité d’un côté, et jeunesse de l’autre, représentent deux éléments en opposition dialectique, tels qu’ils ont émergé des interviews, et qui semblent surgir d’un imaginaire littéraire, d’autant plus actuel, sur la jeunesse et l’impératif de survie face aux crises collectives.
La pandémie de Covid19 a exacerbé la vulnérabilité sociale, tout en rappelant la fragilité de l’humain. Cet aspect apparaît clairement dans les expériences relatées par les étudiants interviewés lors de l’enquête à l’origine de cette réflexion; il est de ce fait nécessaire de mobiliser ces mêmes concepts, bien que brièvement, afin que leur acception dans le texte soit claire.
Les notions de faiblesse, fragilité et vulnérabilité ont connu une attention croissante dans les sciences humaines et sociales au fil des dernières décennies; souvent, sont employées en tant que synonymes et une attention lexicale et sémantique est indispensable, afin de comprendre les résultats de cette enquête également.
La richesse spéculative et les transformations dans l’usage de ces concepts dans la longue durée en anticipent toute l’importance dans nos langues et nos pensées contemporaines, tels des «vecteurs» de sens, devenus «un héritage européen, lequel comporte, ou a comporté, une dimension normative» [Chrétien 2017, 18], et une «signature» de l’Europe latine [Ibid., 10].
Le monde grec ancien ne nous a pas transmis un terme par lequel on puisse traduire fragilité, bien que toute une série de variations lexicales évoquât le concept de faiblesse et fragilité humaine dans la pensée. La lecture des auteurs latins nous montre l’articulation sémantique entre éléments physiques – matériels comme corporels – et intellectuels, voire moraux. Chez Virgile, Lucrèce et Lucain l’adjectif fragilis renvoie au sens physique, à la brisure et à l’érosion; dans les œuvres de Cicéron, Pline l’Ancien et Sénèque apparaît la réflexion sur la fragilité humaine qui sera ensuite reprise et approfondie par les Pères latins de l’Église [Ibid., 26, 159 et suiv.]. Faiblesse humaine et force de la foi deviendront un fil rouge du Nouveau Testament.
Il [le Seigneur] m’a dit: Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. C’est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses, pour Christ; car, quand je suis faible, c’est alors que je suis fort [2, Corinthiens, 9-10].
Il s’agit d’un passage célèbre de la deuxième épître aux Corinthiens, envoyée par l’apôtre Paul au milieu du premier siècle aux membres de l’Église qu’il avait fondée dans cette ville cosmopolite surgissant sur l’isthme qui porte le même nom, entre la Grèce continentale et le Péloponnèse, et où il aurait séjourné un an et demi environ, selon les informations des Actes des Apôtres [Act. 18:1-18].
La pensée chrétienne accorde une place importante à la faiblesse ontologique, au travers de figures ou de thématiques emblématiques, mais aussi par le cheminement du Christ lui-même: la mort en croix souligne la faiblesse dans la conception d’un Dieu tout-puissant, et en même temps le rachat par la foi, fondé sur la résurrection.
Les réflexions contemporaines ont mis l’accent sur l’importance d’un distinguo entre le registre sémantique de la vulnérabilité et celui de la fragilité, afin d’en comprendre la portée sociale et politique. Les modélisations anthropologiques et sociologiques relèvent d’un dialogue constant avec la pensée philosophique, d’Hobbes, à Kant, aux auteurs contemporains [Gilbert 2003].
L’usage des notions de fragilité et de vulnérabilité dans les différents domaines scientifiques nous permet donc de saisir cette différence importante. La fragilité est convoquée en rapport à des réalités matérielles et corporelles, ainsi qu’aux objets. Son étymologie renvoie à l’adjectif latin fragilis, qui indique ce qui est faible, frêle et périssable et, au fil du temps, a concrétisé une dimension humaine ontologique et transhistorique.
La notion de vulnérabilité est polysémique, elle relève du registre du vulnus latin, de la blessure donc et de la plaie, ce qui renvoie à une idée de souffrance, mais aussi de violence qu’on subit. Et c’est à partir de son étymologie que Marc-Henry Soulet parle de «notion potentielle (étymologiquement «qui peut être blessé»), qui oblige à interroger tant les conditions de possibilité de cette potentialité (le risque structurel d’être blessé) que les conditions de réalisation de celle-ci (le fait d’être effectivement blessé)» [Soulet 2005, 24].
La pensée philosophique nous donne des exemples clés pour comprendre la portée de cette notion dans la réflexion contemporaine et ses enjeux sociopolitiques. Les approches de Paul Ricoeur et d’Emmanuel Levinas, par exemple, mettent en exergue une éthique de la sollicitude qui demande une attention réelle et concrète aux personnes vulnérables, afin que leur dignité et leurs droits soient pris en compte dans les dynamiques des démocraties libérales [Bétrémieux 2010]. Judith Butler a proposé de repenser la notion de vulnérabilité à partir de la condition de précarité existentielle de tout être vivant : en opposition à la pensée néolibérale, la vulnérabilité peut et doit être assumée dans l’action politique [Butler 2004, 2015; Butler et Athanasiou 2013].
Dans les sciences humaines et sociales, cette notion traduit souvent un intérêt qui se concentre sur la proximité avec la question sociale et le domaine des politiques socio-économiques [Châtel et Roy 2008, 2 et suiv.].
Un discours générique sur la fragilité humaine, sans tenir compte de la vulnérabilité historique et, de ce fait, poser l’accent sur la production sociale et économique, reviendrait à «dépolitiser la réalité sociale» en effaçant toute trace de causalité extérieure à l’individu lui-même [Poché 2016].
Il est primordial de décrypter les politiques économiques propres à produire la souffrance, pour comprendre les enjeux sous-jacents aux diverses possibilités sémantiques que les deux notions ouvrent et s’affranchir d’une sorte de célébration lyrique de la fragilité qui nous habite.
Notre époque se caractérise par la multiplication des souffrances provoquées par les insécurités sociales et identitaires propres à l’organisation sociale actuelle. Or les causes et la prise en charge de ce mal-être, loin d’être renvoyées à des facteurs sociaux – tels que l’organisation du marché de l’emploi ou les conditions de vie –, trouvent désormais leurs explications dans l’individu lui-même, dans sa psyché. Ce renvoi vers l’individu, vers sa responsabilité, s’appuie sur des technologies visant à mettre entre ses mains les moyens de faire face, de s’adapter, de dépasser sa situation, et s’effectue au détriment des solutions politiques et collectives [Sicot 2008: 618].
De la notion de fragilité qui relève de la condition humaine en général à la vulnérabilité, cette dernière nous permet de comprendre la condition sociale ou existentielle particulière vécue par des individus pour des raisons spécifiques, qui relèvent d’un état dégradé de santé, comme de la précarité sociale, de la pauvreté, etc. En déplaçant l’axe d’intérêt de la fragilité à la vulnérabilité, on comprend les causes et les dynamiques sociales et politiques de la souffrance, ainsi que la contingence historique, la dimension collective et les actions possibles.
Le registre sémantique contemporain de la vulnérabilité l’apparente de la situation de risque de perte de la présence qu’Ernesto De Martino décrit en termes de condition de l’individu exposé aux intempéries de l’histoire, qui de ce fait se voit privé de son agentivité en passant de l’agir à l’«être agi», de la «volonté d’être là comme présence au risque de ne pas y être» [De Martino 1999, 95]. Dans le cadre d’une tradition féconde dans les études italiennes [cfr. Bellio 2019, 239 et suiv.], pour le grand historien des religions et philosophe italien la réflexion sur les causes de la souffrance des derniers, des oubliés de l’histoire, sort d’une perspective strictement spéculative pour focaliser son attention sur la dimension politique. Il conduit de longues expériences de terrain en Basilicate, dans les Pouilles et en Calabre aussi, cette Italie méridionale des campagnes et des villages meurtris par la misère et par l’abandon. Toujours conscient de la tension difficile entre science et engagement politique qui caractérise les savants dans l’après-guerre [Charuty 2009,13], et bien que mal à l’aise avec l’idée gramscienne de l’intellectuel organique, il assignait aux intellectuels le rôle d’une réflexion critique sur la réalité, axée sur les rapports entre passé et présent et, donc, sur la mémoire [Gallini 1997, 9]. L’engagement lui donna un accès direct à la condition des humbles. Sans aucun paternalisme, l’empathie nourrit ses ouvrages. Il rentrait dans leurs maisons en tant que «compagno»14, ce qui lui permettait de raconter l’histoire de leurs tourments, ce volto umano in dolore que Luigi Maria Lombardi Satriani propose en tant qu’image paradigmatique et, encore plus, marque critique pour comprendre toute son œuvre et sa tension éthico-politique, qui assume l’émotivité en tant qu’élément constitutif de l’engagement scientifique15.
De la fragilité de l’humain à la vulnérabilité liée à une forme de précarisation, les sciences humaines et sociales s’orientent vers une compréhension des phénomènes actuels qui prend en compte le contexte historique et les dynamiques économiques, sociales, politiques ainsi que culturelles. Notre enquête qualitative s’est ancrée dans le contexte spécifique de la pandémie qui s’est déclenchée en 2020, en donnant la voix à un groupe d’étudiants en formation dans l’enseignement supérieur et basés à Paris. L’analyse des résultats de cette enquête de terrain spécifique montre une orientation des réponses tantôt du côté de la condition de fragilité, tantôt du côté de la vulnérabilité: la fragilité de l’humain est évoquée, cependant l’élément significatif d’une précarisation accentuée par la pandémie révèle toute sa signification.
En particulier parmi les étudiants non européens, les préoccupations liées à une possibilité de précarisation et dégradation de leur condition sont apparues tout au long des entretiens.
Émancipation, spatialité et réconfort
L’isolement, la constriction à vivre dans un espace restreint et souvent partagé avec des colocataires, la compression de l'espace par rapport à un sentiment de dilatation du temps, la précarisation de la condition d’étudiant étranger en temps de crise généralisée et la difficulté du contexte ont néanmoins permis à mes interlocuteurs de trouver des éléments positifs qui habitent déjà leur mémoire des périodes de confinement. Ces aspects à garder ont donné lieu à des mots-capsules intéressants en perspective.
Émancipation fut le mot choisi par une étudiante arrivée à Paris tout juste quelques mois avant le premier confinement de 2020. Malgré les grandes difficultés, cette période lui aura permis de garder un sentiment d’émancipation de sa propre famille, que la jeune femme quittait pour la première fois en s’installant en France. La relation filiale changea soudainement, en devenant plus riche.
Pour la première fois de ma vie, j’étais seule et en même temps je pouvais décider comment occuper mon temps, comment gérer ma propre vie, sans rendre compte à personne de mes choix et de mes actions. Malgré la peur, le sentiment de solitude, malgré la nostalgie parfois, pour la toute première fois je me suis sentie libre et vraiment adulte. J’ai toujours eu de bonnes relations avec mes parents bien que quelques fois plus difficiles avec ma mère. Le fait de vivre seule, de sortir de la famille vous donne un sentiment de liberté différent. Ce fut une véritable émancipation pour moi.
À différence de la plupart des interviewés, qui ont vécu le confinement dans un état de difficulté, voire d’impossibilité de garder le rythme de travail quotidien, certains étudiants ont su profiter du temps à leur disposition et de l’impossibilité de sortir pour s’immerger dans la rédaction de leur mémoire ou en tout cas pour lire, étudier et écrire davantage. La «prison domestique» fut, dans ces cas spécifiques, un moment idéal pour avancer dans les études tout en essayant d’occuper le temps à disposition de la manière la plus constructive possible. Ce type d’attitude est limité à un nombre restreint : la plupart ont manifesté, au contraire, un dépaysement face aux bouleversements auxquels il aura fallu soudainement faire face.
Si les rythmes du quotidien furent affectés et la socialité très limitée, des éléments de résistance, de réconfort et d’espoir surgissaient d’une possibilité nouvelle et même inconnue auparavant de se rapporter à la spatialité. De manière paradoxale, l’espace comprimé et restreint donne un nouveau visage aux espaces urbains. Les pleins architecturaux et urbanistiques vidés de tout bruit artificiel et de toute présence humaine massive, les villes montraient un visage inédit, troublant certes, mais qui évoquait en même temps les espaces naturels ou, en tout cas, qui sollicitait la créativité et l’imagination. Un autre mot-capsule significatif nous permettra de mieux comprendre cet état d’esprit et l’attitude qui en dériva: le terme «fantômes».
Quand je me baladais dans les rues, étant donné que c’était la première fois que je m’installais et habitais dans cette ville, j’étais obligé de peupler les rues, de peindre les scénarios des situations, tout juste avec la créativité que j’avais dans la tête, parce que je voulais savoir à quoi ça ressemblait quand les lieux étaient peuplés, quand les cafés étaient pleins et que les gens hurlaient des deux côtés de la rue. J’étais obligé de peupler les rues et les cafés, d’entendre ce que je n’entendais pas, de sentir les odeurs que je ne sentais pas, donc je dis “fantômes”, car j’étais obligé de créer des fantômes pour sentir et construire cette expérience dont j’étais privé.
Ce type d’expérience d’une spatialité caractérisée par le vide que l’observateur est obligé de peupler par des personnages et des situations imaginés se rapproche des mêmes sentiments et attitudes vécus par les derniers habitants ou, parfois, les visiteurs des villages désertés ou en abandon. Les régions intéressées par une souffrance démographique qui peut arriver jusqu’à la forme extrême du désanthropiser, l’abandon, font souvent l’objet d’expériences littéraires et artistiques nées des tentatives de repeupler par l’imagination un lieu spectral.
Les vides urbanistiques se remplissent de figures et de mouvements imaginés, les villages et les villes retrouvent une légèreté et un sourire, en oubliant toute décroissance qui affecte de nombreux lieux des arrière-pays méditerranéens. C’est, par exemple, le cas du peintre Giuseppe Filosa (1937), dont le laboratoire est niché dans la place du Dôme, au cœur du vieux Cosenza. L’un de plus beaux centres historiques de l’Italie méridionale, qui dans ces dernières décennies a connu des sommets et des abîmes, en conséquence des intérêts des administrations politiques qui se sont suivies. Filosa résiste à tout ce va-et-vient de l’attention, toujours dans sa boutique comblée de tableaux de toute taille, de chevalets, de tubes de peinture, de matières variées. Ses aquarelles et ses sculptures en argile aux couleurs gaies, repeuplent les bâtiments, les rues, les places du vieux Cosenza d’êtres surréels - on dirait des minuscules personnages rêvés - figurines ailées presque impalpables, d’inspiration naïve. Par le biais de figures oniriques, comme celles de Filosa, ou mnémoniques, la peinture des artistes contemporains exprime une tendance forte à repeupler là où les flux urbains ont conduit à la souffrance démographique.
La pandémie et ses vides suscitèrent pareillement une créativité de résistance. Les images des aires métropolitaines vides montraient les animaux qui reprenaient possession des espaces, les blaireaux libres de se promener dans les places de Florence, comme les dauphins dans les canaux de Venise et, un peu partout, des canards, des renards, des écureuils, des ours et des loups même. Aux humains, renfermés, ne restait que d’exposer aux fenêtres des bannières et des pancartes multicolores aux slogans pleins d’espoir; une manière pour repeupler les vides et réaffirmer une présence menacée.
L’enquête a montré la spécificité de la condition d’étudiants, et étrangers, pendant la pandémie, en laissant émerger des éléments distinctifs par rapport à la situation générale du confinement. La solitude et l’isolement furent aggravés par la distance des familles d’origine; la perception de la compression de l’espace domestique fut accrue en raison des logements de petite taille, des studios ou des chambres en colocation pour la plupart; l’augmentation significative des heures quotidiennes de connexion sur Internet fut en partie liée aux cours et séminaires qui se tenaient sur les différentes plateformes numériques; l’état de sidération collectif ainsi que la peur et l’angoisse furent mitigés par des formes de résistance, parfois en opposition avec les règlements adoptés par le gouvernement, la participation à des fêtes clandestines par exemple; l’une des craintes majeures qui affectèrent les étudiants non européens fut en relation à la possibilité de se voir refusée la possibilité de rester en France à cause du retard dans les études.
La situation exceptionnelle, comme pour beaucoup de personnes de tout âge et condition, a redessiné le cadre des priorités.
Chacun a essayé de trouver ses propres espaces de bonheur, en faisant du sport à la maison, en se promenant dans un parc comme en allant se baigner tous les jours, même pendant l’hiver, et ce fut le cas d’un étudiant américain qui à l’époque du premier confinement se trouvait à Marseille et a proposé «mer» comme mot capsule.
Le dernier mot c’est la mer, parce que c’était un peu ma stratégie d’évasion de cet appartement, de cette colocation quelquefois un peu tumultueuse, un peu bouleversante quand on passait trop de temps ensemble confinés. La mer moins pour des raisons poétiques, romantiques, mais pour une capsule du temps ça fait sens; c’était vraiment l’évasion, mais aussi, je cherche une traduction, réconfort, mais un réconfort qu’on vit en solitude, solace on dit en anglais, et c’était ça, car l’automne se déroulait pendant les mois froids et par rapport à l’Océan à côté de chez moi l’eau n’est pas trop froide, et je me suis baigné tous les jours de janvier, même si quand j’entrais dans l’eau c’était un peu frais, mais après juste l’expérience de cette solitude et de ce réconfort est en même temps l’expérience de l’antipode du confinement ça m’a vraiment soulagé et ça m’a aidé à parvenir à la fin de cette période un peu sombre.
Par rapport aux difficultés créées ou amplifiées par la pandémie, cette enquête a gardé la relation constante à la fragilité consubstantielle à l’humain; cependant, la vulnérabilité propre à ces jeunes loin de leurs monde d’origine a émergé et sur plusieurs plans.
Cette ethnographie a baigné dans la réflexivité avec des nuances d’auto-ethnographie, dans le sens que la mise en récit a pris en compte le point de vue du chercheur en tant que témoin. Les résultats sont également en lien avec une méthode qui donne beaucoup de valeur aux éléments relationnels, en pleine conscience de l’importance du croisement des regards.
Dans cette tension entre l’objectivation des discours et la mémoire personnelle de faits encore récents, voire trop présents et trop marquants, lors de la rédaction de ce texte il m’arrivait de penser aux lignes de Vincent Crapanzano, dans la préface à l’édition italienne de son Tuhami [Crapanzano 1995, 9-14] , et à la signification de la rencontre ethnographique marquée par nos propres expériences, par nos vies, par un dépaysement qui engendre de la nostalgie, ainsi qu’un désir de se re-connaître dans le miroir du regard de l’autre. Les interactions, les modalités, les dynamiques complexes et parfois cachées de la recherche de terrain affectent les représentations ethnographiques. La résultante finale, l’écriture, dans le but de restituer des vies nous donne parfois le sentiment de créer des figures, dans une allégorie épistémologique: d’ailleurs, conclut Crapanzano, en évoquant Ernesto De Martino, dans chaque rencontre ethnographique nous trouvons ce que De Martino définit une «crise de la présence» et il faut comprendre les représentations ethnographiques comme si elles étaient en partie des réponses à cette crise de la présence [Ibid., 13].
Ce travail, en conclusion, met l’accent sur le caractère interactionnel de la recherche en situation, en s’appuyant sur des thématiques cruciales que la condition vécue pendant la pandémie a soulevées. À partir d’un noyau central d’expériences, bien spécifique, celui d’un groupe d’étudiants étrangers à Paris, l’enquête s’élargit à deux niveaux d’interprétation. Un premier aspect, général, concerne l’impact sur la collectivité des situations de crise, telle une pandémie, dont les effets socio-culturels sont encore à comprendre, en tenant compte de la mémoire qui en restera. Un deuxième aspect, concerne la spécificité des éléments qu’une petite communauté pourra apporter à la recherche et, surtout, que cette interaction étudiants-professeure/enquêteuse, peut apporter. Il s’agit, à présent, plus d’un témoignage raisonné, que d’une proposition conclusive, conscient de sa propre limite, qui ouvre néanmoins à une réflexion importante sur le positionnement dans le terrain, quand on est affecté par les situations analysées. Un témoignage qui assume la nécessité de revenir sur ce même terrain, ainsi que sur un terrain de réflexion plus générale, dans les années à venir, qui ouvre d’autres interrogations plus que donner des réponses. Est-il possible, et avec quelle mesure d’efficacité, d’analyser un phénomène qui impacte le vécu collectif quand son souvenir est encore trop récent et intense? Ne serait-il nécessaire une phase de sédimentation? La recherche en situation a-t-elle une valeur qui dépasse sa construction narrative et discursive? Bien évidemment cette contribution ne vise point à remettre en question la licéité des productions sur la pandémie, par une sorte d’inversion méthodologique et d’oxymore épistémologique. Il s’agit, plutôt, de poser l’accent sur les effets de mémoire, et d’oubli en filigrane, que les grands évènements, au tourant de l’histoire, imposent dans la construction de notre régard.
L’enquête sur mes propres étudiants devient elle-même, en quelque sorte, capsule du temps et catharsis, productrice de mémoire et de réconfort dans les échanges sur un vécu encore si récent. Sa dimension relationnelle est de ce fait primordiale et assumée en termes théoriques.
Le paradigme des relations est au cœur des sciences contemporaines et la physique quantique nous l’indique clairement. La recherche est une activité relationnelle. La réalité ne peut pas être comprise en elle-même. En oscillation entre ordre et chaos, entre récit littéraire et enquête, parler de la pandémie est plus cohérent à partir de notre vécu, et de cette expérience collective marquante qui s’inscrit soudainement et violemment dans l’individuel, et fait de nous, les anthropologues, mêmes, des témoins avant d’être des enquêteurs. Le temps nous permettra de revenir sur ces mêmes thématiques avec un regard différent.
Le monde se fragmente en un jeu de points de vue, qui n’admet pas une vision global unique. C’est un monde de perspectives, de manifestations, et non d’entités aux propriétés définies ou de faits univoques. Les propriétés ne résident pas dans les objets, elles sont des ponts entre les objets. Les objets ne sont tels que dans un contexte, c’est-à-dire uniquement en relation avec d’autres objets ce sont des nœuds où se rencontrent les ponts. Le monde est un jeu de perspective, un jeu de miroirs qui n’existent que dans leur reflet l’un dans l’autre [Rovelli 2021, 110].
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1 Le texte fait référence à une enquête de terrain que je mène depuis 2014 autour des médiums connus en France et dans les pays francophones comme «passeurs d’âmes». Il s’agit de personnes qui disent avoir été choisies par des guides spirituels (entités désincarnées) pour aider les âmes des défunts qui ne parviennent pas à franchir le seuil de l’au-delà, à quitter ce monde pour poursuivre leur parcours vers la «lumière», c’est-à-dire vers les lieux qu’il faut atteindre après la mort et dont la représentation dépend des croyances individuelles. Ce «lieu» où l’âme se rend après le passage change en fonction des croyances des enquêtés: l’au-delà, le paradis, le ciel ou encore un retour sur terre par réincarnation ou métempsychose; cfr Bellio 2021, 2021b et 2018.
2 Soda produit en Italie, préparé à base de chinotto, l’agrume qui porte le même nom (Cytrus mirtifolia).
3 «L’industria est à l’origine un souffle intérieur enfermé dans le corps et qui est projeté à l’extérieur dans les objets, dans la Cité, puis s’élargit à la production pour dire un collectif de travail organisé, un métier, une entreprise, un secteur d’activité économique, qualifier des territoires et finalement définir toute société sous la formule de «société industrielle», notion introduite par Henri Saint-Simon (1760-1825 au début du XIXéme siècle» [Musso 2022, 13-14].
4 Giambattista Vico, La Scienza Nuova, 1744.
5 Une analyse de grands débats autour de cette thématique, de la dimension auctoriale du texte ainsi que de la complexité de la rencontre ethnographique a toujours accompagné mes enquêtes [cfr. Bellio 2007, 145-172; Bellio 2019 et 2019b].
6 Les couvre-feux de 2020 et 2021 en France sont un ensemble de restrictions de contacts humains et de déplacements prises dans l’objectif de limiter les contacts et interactions sociales, tandis que les magasins pouvaient rester ouverts en dehors de cette période, qui commençait à partir de 21 heures en région parisienne, avec l’interdiction de sortir sans des motivations à autodéclarer sur la base de modèles diffusés par les autorités gouvernementales. Une première vague de couvre-feux a lieu à l’initiative de maires dès le mois de mars 2020 pour compléter le confinement, puis des couvre-feux plus étendus sont mis en place par le gouvernement à partir du 17 octobre 2020. Enfin, un couvre-feu généralisé à l’ensemble du territoire est observé entre le 15 décembre 2020 et le 20 juin 2021.
7 «Je suis un être humain, rien de ce qui est humain m’est étranger», Térence, Heautontimoroumenos, Acte 1, v. 77.
8 Cfr Favret-Saada 1990 et 2009: 160 et suiv.; Fabre 1990 et 2002; sur l’importance de ces thématiques dans la production de Daniel Fabre, voir Chartier et Jouhaud 2017; Adell 2017.
9 S’agissant d’interviewes réalisées dans le groupe restreint des étudiants qui ont suivi mes cours lors du confinement et jusqu’en 2021, pour garder l’anonymat des interlocuteurs j’ai choisi de ne pas différencier les entretiens, qui se sont déroulés pour la plupart entre mai et novembre 2022.
10 Gaius Valerius Catullus, Nugae, V.
11 Quintus Horatius Flaccus, Odes, I, XI.
12 Lorenzo de’ Medici, Canzona di Bacco.
13 Giovanni Boccaccio, Decameron.
14 «Camarade», l’appellatif employé entre militants du Parti communiste italien et, de manière plus ample, des partis de gauche.
15 «Visage humain en douleur», l’expression qu’Ernesto De Martino emploie pour décrire l’image d’une humanité pauvre et en souffrance [De Martino E. 1980, 279], analysée par Luigi M. Lombardi Satriani [Lombardi Satriani L.M. 1997, 361 et suiv.].